L'état des lieux (bref récit terrien)
- jmipop
- 1 oct. 2020
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2020

Grèce. On nous annonce une récession de 8%. Un deuxième confinement nous pend au nez dans les semaines qui viennent. Les faillites se multiplient. Des 26 millions de touristes, en moyenne, annuellement dépensiers dans le pays il ne reste cette année que 2 millions. Des gens désœuvrés plein les rues. Des gens dans leur commerce, dans leur bureau avec pignon sur rue, mais qui ne travaillent pas. Ils jouent au taveli, ou boivent un café froid en parlant de la crise. Réminiscence. Un passé très proche, une chute déjà vécue et subie pendant dix ans. C’est triste de les voir repartir dans ce passé-là dont ils se sortaient à peine.
Moi j’ai des symptômes qui me rappellent de très mauvais souvenirs mais que mon médecin refuse de voir comme un retour de la mycose stomacale qui m’a fait cramer l’hiver dernier et qui a duré six mois jusqu’à la flambée de février, traitée en Suisse, soulagée et guérie. Je n’obtiens donc pas le traitement que j’espérais.
Mon médecin d’ici, n’ayant pas vu mon état en février, ne croit pas à mon histoire et me relance sur la piste du stress et du psoriasis. Donc on remet tout, encore une fois, sur mon état psychologique. C’est une manie ici. Je reçois les mêmes discours de régime pour soulager mes maux d’estomac que l’an dernier à Folegandros. Inutile. Perte de temps. Il faudra donc que je crame à nouveau pour qu’elle accepte ce diagnostic et me donne le bon traitement. Ça me met en rage. C’est encore moi qui vais morfler, souffrir, me sentir mal pendant des mois. Tout ça parce qu’elle ne veut pas m’écouter, ne veut pas de mon auto-diagnostique pourtant evidence based sur la consultation d’un médecin en Suisse. Je repars avec des crèmes à appliquer. Ça aussi je l’ai déjà eu. Lassitude.
Et on est en pleine crise de COVID, à la limite d’un confinement général. Ce qui ne va pas m’aider si je flambe à nouveau. Sans compter le mal-être physique et psychologique au quotidien. Je ne stresserais pas si je savais qu’on fait ce qu’il faut. Mais je dois encore une fois, changer ma posture et me soumettre : la Grèce sait mieux que la Suisse. On met de l’huile dans la soupe[*] ! Pourquoi ne peut-on jamais savoir ensemble ? Pourquoi doit-il toujours y avoir suprématie de l’un qui « sait » sur l’autre qui « ne sait pas ? ». C’est comme en politique : la gauche a toujours tort car la droite a raison et vice versa. Moi je ne crois qu’à l’interdisciplinarité. Aucune science, aucune connaissance n’a le monopole du juste, du vrai, et du bon. Elles ne font qu’y tendre toutes à leur manière. La seule solution en toute chose vient du regard croisé. Bref, ici mon médecin grec réfute le diagnostic de mon médecin suisse. Le temps nous dira qui a raison. J’espère ne pas trop souffrir au passage. Un affaiblissement de mon état général est juste la chose à éviter dans la crise sanitaire que nous traversons. Et j’habite le quartier de la ville le plus touché par le virus.
Mais qu’est-ce que je peux faire ?
Tout prendre comme un jeu.
Je ne peux pas choisir grand-chose de toute façon.
Foutre le camp ?
J’ai un entretien pour un job pour faire du conseil-client pour une marque de cigarettes électroniques. Le comble de l’ironie ! La vie se moque de moi. Je démonte l’argumentaire de la cigarette électronique depuis qu’elle a été inventée. Le salaire proposé me laissera, une fois mes charges payées, douze euros par jour pour vivre.
C’est pourtant la frontière qui me séparera de la misère totale, celle de tous ces gens que je vois chaque jour dans la rue : douze euros. Le bénéfice retiré d’un travail abrutissant et contraire à toutes mes valeurs, bénéfice qui sera entièrement consacré à me nourrir. Il n’y aura donc pas de bénéfice, me nourrir étant une nécessité. Ces douze euros sont mon abri contre la rue.
J’enregistre un message pour une amie en Suisse qui demande de mes nouvelles. Je suis surpris de m’entendre décrire tout cela avec un aplomb, une ironie et surtout un dynamisme que je ne sens pourtant pas en moi. Mon histoire n’est en fait supportable que quand et si je la raconte. Mais qui souhaite entendre une histoire aussi pathétique ? Je suis celui qui a vendu du rêve à tout le monde en partant. C’est en tout cas ce que « tout » ce « monde » a exprimé. Et moi je crois toujours ce qu’on me dit. Ce même monde qui s’est dit se réjouir de me lire quand je publierai. Aujourd’hui mon histoire peut vendre de l’effroi, peut-être même de l’ennui, et je dois supplier les gens pour qu’ils fassent un tour sur mon blog et me lire, ne serait-ce qu’un peu.
Je n’ai aucun retour. Donc je ne sais pas s’ils me lisent. Silence. Vide absolu. Non-réponse. Mon pain quotidien depuis des mois dans les deux domaines qui m’occupent : la recherche d’emploi et l’écriture. Non réponse.
Je vais gagner douze euros par jour. Et conseiller des clients pour qu’ils consomment mieux de la merde. Un produit qui n’a aucun sens. Une production qui participe à la pollution de notre environnement et dont le seul but et d’arnaquer les gens en leur soutirant de l’argent au détriment de leur santé, à grands coups d’arguments scientifiques achetés.
J’ai le choix je peux aussi travailler pour le monstre double oo de l'internet en conseil-client. Le monstre me payera mensuellement trente-cinq euros de moins que la clope électro et j’aurai des horaires de week-end aussi, avec reprise de deux journées en semaine, bien sûr, mais sans qu’elles ne se suivent. J’ai le choix.
Ma vie est un rêve, c’est sûr !
Sans choix. Sans opportunités. Sans ouvertures.
Où vais-je encore pouvoir trouver de la liberté dans tout cela ?
Ne pas broncher, tout accepter. C’est la règle du jeu ?
Je n’en finis pas de me précariser.
Ça en deviendrait presque fascinant.
La chute paraît inexorable.
Il y a bien eu quelques petits rebonds, mais pour mieux rechuter semble-t-il.
La bonne étoile. Je crois qu’elle n’a brillé pour moi que le temps de mon enfance et de ma jeunesse. Ce qui est sans doute déjà une immense chance. Un privilège. Ensuite, tout n’aura été qu’un long combat pour arriver à vivre décemment dans un pays extrêmement riche qui me coûtait extrêmement cher. Puis le virage, l’envol vers la liberté et la plongée dans un pays très pauvre auquel je suis forcé de ressembler aujourd’hui.
Je fais partie intégrante de cette misère humaine maintenant.
Je vais vraiment savoir ce que c’est de trimer pour n’avoir rien.
C’est parti.
La chose qui m’importe, c’est de continuer à écrire.
Alors je continue à chercher.
La vraie misère serait de ne plus rien apprendre.
[*] Voir le texte « Triptyque, partie 2 : De l’intégration ».
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