Le vent se lève (récit urbain)
- jmipop
- 4 oct. 2020
- 9 min de lecture

Un peu.
J’écris sous l’olivier. Comme si j’écrivais sous son œil attentif. Comme si la canopée qu’il forme m’était un toit, un refuge temporaire avant de reprendre la route. J’aime tellement être dans son sein. J’y suis venu pour me calmer. Des maux du monde. Des mots de mon monde. Ce matin, je me suis assis sous l’olivier.
Qu’adviendra-t-il de moi demain? Et toujours cette lancinante question: qui m’aimera encore? Quelqu’un seulement le pourra-t-il? Qui pourrai-je bien intéresser ?
Aujourd’hui je me suis assis pour écrire sous l’olivier. C’était bon. Et c’est absolument tout ce que je dois faire compter.
J’y reviendrai.
J’explore un peu mon nouveau quartier. C’est fou comme mes lieux de logement successifs m’auront aussi permis d’apprendre à lire Athènes autrement. Et pas dans son histoire antique cette fois-ci. Zografou, banlieue de la première périphérie du centre, quartier sans charme, mais estudiantin car en son sommet se situe la nouvelle université capodistrienne et nationale de Grèce. Zografou est une ville indépendante d’Athènes en soi, et plutôt de petite classe moyenne. Propre, organisée, boutiques et magasins soignés, à la manière grecque d’ici. J’y ai vécu au 5ème étage dans un bel appartement retiré, presqu’une centaine de mètres carrés, grande terrasse, sans vue, mais haut perchée. On partageait l’appartement à quatre, deux chambres pour deux couples.
Ensuite, Pagrati, ou plutôt Ano Pagrati, juste à la limite de Kaisariani et Vironas, donc dans le haut du quartier de Pagrati… dont le bas d’ailleurs est déjà bien centré. 4ème étage. 70 m2. Pour nous deux. Deux petits balcons étroits, sans vue mais lumineux et avec un petit charme. Immeuble plutôt pauvrement entretenu, voisinage très populaire, beaucoup de gens en mauvais état. Mais à un petit quart-d’heure à pied des cafés sympas du côté de Metz et du bas de Pagrati.
Après un passage en Suisse, j’atterris à Zoodochou Pigis, 2ème étage, 12m2, sans lumière ni fenêtre directe sur l’extérieur. Ancienne bâtisse néo-classique délabrée mais qui fut belle un jour, malheureusement et pour toujours ensevelie sous des tours de béton laid trois fois plus hautes qu’elle. Commodités spartiates, mauvais équipement. Seul pour les 12m2. A deux pour la maison pendant le confinement, à partager avec trois autres personnes dont le tenancier ensuite. Je suis littéralement tombé dans cette maison. Dans ce trou. Mais ce trou était dans mon quartier de prédilection, celui où je suis tombé amoureux d’Athènes depuis un toit. Sauf que là je le vois depuis très bas. Depuis le fond. Exarchia est un quartier haut en couleur, plein de vie, chaque café donne envie de s’y poser, on y trouve pléthore de petits commerces locaux. Le quartier d’Athènes qui compte plus de librairies que de boulangeries et pharmacies. On y croise une jeunesse grecque étudiante (la fac de droit s’y trouve encore), artiste, mais il est aussi le repaire des anarchistes. Un quartier hanté par l’année 1973 qu’il revisite à coups de barricades chaque mois de novembre. Beaucoup de wall paintings, variété de nourriture, ambiance très grecque, relativement peu touristique en raison de la présence permanente de l’armée et des voitures qui y prennent feu régulièrement. Mais généralement une atmosphère de petites rues plutôt étroites bordées des entrées d’immeubles sombres car couvertes et formant ces galeries typiquement athéniennes où l’on marche à l’abri du soleil. Une ambiance qui me prend au cœur sitôt passée la porte de la maison. Tout y est à deux pas, et le centre historique à peine à dix minutes à pied. Beaucoup de charme ici et j’y viens depuis si longtemps.
Et finalement, aujourd’hui Dikastiria ou le bas de Kypseli sur le bord du parc. 6ème étage. Seul, 17m2 dedans, 10 dehors et tout le toit autour. Le soleil, la lune, le ciel, la vue d’Aigaleo au Pirée, en passant par Licabeth et l’Acropole et au large, Egine. J’ai passé de l’autre côté du Champs de Mars. Ancien et premier quartier chic d’Athènes dans les années 40, devenu depuis un quartier d’une grande mixité sociale : ils viennent d’Afrique, d’Inde, du Moyen Orient, de Chine, il y a encore des grecs, beaucoup sont très âgés, quelques jeunes aussi, des familles, plein d’enfants, des immeubles et des appartements en mauvais états, des rues qui puent, envahies de poubelles, et de crottes de chien qu’ici on ne ramasse pas, des débarras fréquents au coin des rues. Aucun charme a priori, même du côté du tribunal d’Athènes, où s'alignent les tavernes et cafés modernes pour le repos passager des avocats. Le soir sur la place devant l’ancienne école militaire se réunissent toutes les familles, les enfants, les ados, les jeunes. La place se couvre de petits matchs de foot, de courses en vélo, de cris et de circulation dans tous les sens. Avec en fond d’image la colline de Licabeth. Je suis tout près du centre, et en même temps dans un autre monde. Je suis beaucoup plus à l’est et au sud-est en fait, je suis au Moyen-Orient. Il n’y a pas de grecs sur cette place à cette heure. On les retrouve plus haut dans le petit parc, avec leurs chiens.
Je traverse ce vaste petit monde pour rejoindre mon petit nid dans les airs. Dans la canopée. Une canopée de béton. Comme un petit village à l’écume de la ville. Toutes ces petites maisons qui dépassent sur les toits, comme des cabanes au sommet de grands arbres gris et blancs dont on ne voit où ils touchent le sol pour s’enraciner, et dont les hauteurs brillent comme leurs feuilles dans le soleil couchant alors qu’il frappe de ses derniers rayons leurs réservoirs d’eau métalliques.
Mon quartier me manque, et le nouveau ne me séduit pas. J’aime le parc et ma maison. Et ma maison est au bord du parc. Vingt minutes de marche et me revoilà dans mes cafés habituels. Eux-mêmes encore à dix min du centre ville historique. Je suis un peu loin à Dikastiria. Je retrouve un peu la situation de Pagrati, si ce n’est qu’ici je marche au plat. Il fait très chaud. Je vois des gens qui s’ennuient dans leurs boutiques qui vendent de tout, affalés sur des bureaux et dans des chaises usées, sous le courant de gros ventilateurs empoussiérés. C’est quoi la vie? Ils ont l’air d’attendre qu’elle passe, ça m’effraye. Cette perte de temps, ce rien faire de la vie, juste survivre dans les conditions actuelles, et attendre que chaque jour ait passé ? Quelles sont leurs joies, leurs réjouissances du week-end? De quoi s’enthousiasment-ils? Rêvent-ils encore de quelque chose ? A quoi bon rester prisonnier, scellé dans les sous-quartiers sales d’une grande ville dont la beauté se trouve ailleurs et ne leur est plus accessible? Ils me rappellent trop souvent ces millions d’Indiens qui n’avaient qu’un bout de rue poussiéreuse et sale pour tout horizon. A quoi sert la vie dans ces conditions? Comment font-ils pour lui trouver une raison? Mes préoccupations sont sans doute celles d’un bourgeois d’éducation supérieure, un suisse bien né, bien logé, bien nourri de son assiette à son esprit, confortablement aimé par les siens, choyé même, plus que choyé. Hier évoluant au sein des centaines d’enfants jouant sur la grande place entre le parc et le tribunal, hier en marchant dans les rues du côté de Marni et d’Arachanon, m’arrêtant place Victoria, voyant tous ces enfants, toutes ces femmes assises par terre, voilées de couleurs, je n’ai pu réprimer une pensée qui me sera reprochée: à quoi bon? Quel avenir pour ces enfants? Que deviendront-ils? Quel travail? J’en vois déjà courir les petits garages de rue, livrant une pièce ou l’autre en dépanne pour quelques euros. Les sociétés traditionnelles ont beaucoup à nous réapprendre, à nous bourgeois du monde dit civilisé et irréversiblement peut-être individualisé. Mais ce mariage de tradition, non choisi, et les cinq enfants qui en sont nés, car c’est ainsi que l’on fait..., aujourd’hui tous immigrés, réfugiés, clandestins, sans rien, échappés de pays où ils ne trouvent plus de place pour survivre, et atterris ici dans ce parc d’une ville déjà placée du côté de l’évolution, de l’argent, du rêve occidental, mais pourtant bien assis, tous par terre, dans un mini square entre de grands vieux immeubles décatis. Quel avenir? Tout le monde a le droit de vivre. Tout le monde a le droit d’avoir des enfants, humainement, tout le monde a tous les droits. Mais n’avons-nous pas un peu exagéré, une fois de plus, là aussi? Produisant et nous reproduisant tellement abondamment, sans limite, au gré de rapports que beaucoup de ces femmes n’ont certainement pas pu choisir d’arrêter. Que deviendront ces enfants? Sont-ils condamnés à entretenir une organisation sociale à plusieurs vitesses, plus visible ici, très formalisée en Inde, plus cachée mains néanmoins présente dans nos pays nord-européens? Le petit peuple condamné par le grand à le rester. Les intouchables. La société traditionnelle trouve là une limite dans la modernité. Les régimes politiques orientés vers l’économie ne la soutiennent plus. A elle de s’auto-suffire et mourir ou de partir. Pour tenter sa survie ailleurs, plus loin, dans ces pays qui regorgent d’argent. Quand elles ne partent pas d’elles-mêmes, les guerres civiles, les dictatures, ou parfois les ingérences internationales se chargent de les pousser à l’eau. Et vogue la galère, ou plutôt le radeau, et meurent une partie des enfants, des frères, des sœurs et des parents. A quoi tout cela rime-t-il?
Je marche parmi cette foule, elle vient de partout. Je ne vois, ni n’entends un grec ici. Aucun des commerçants de ces rues n’est grec, aucun des enfants qui me dépassent en courant ne parle le grec. Moi aussi je suis un étranger, résidant ici, dans un autre pays, une autre culture. Comme eux. Pourquoi? Pour devenir quoi? J’avais tout ce qui leur manque: une maison, un travail, la protection sociale et politique d’un pays riche et ultra protectionniste. Je marche dans ces rues et squares parmi eux, et je dois leur paraître un étranger. Comme ils le sont pour moi. Ils ne sont pas la Grèce que je suis venu chercher. Mais en remontant la grande place pour retrouver mon logement, certes étroit, simple et modeste mais cher et luxueux de lumière et de vue sur les toits, c’est-à-dire en rentrant dans un chez moi privilégié, je m’estime heureux d’être venu m’établir dans ce quartier. Je ne l’aurais pas vécu sans cela. J’y serais passé, sans doute sans trop m’arrêter, ni m’interroger. Je n’aurais pas vu, je n’aurais que su, théoriquement, ce que je savais déjà, à savoir que cette partie de la ville est très occupée par des populations réfugiées. Je balance entre l’intérêt et un certain effroi je crois. L’effroi du monde et de son devenir. J’aimerai parfois savoir encore faire confiance à une humanité transcendantale qui saura survivre et créer de la beauté et se régénérer de cette misère. Mais l’abrutissement des foules me fait peur. Le nôtre, d’occidentaux qui ne se définissent plus que par ce qu’ils consomment et qui sont pour cela éduqués à consommer de plus en plus sous peine de nous voir imputer l’effondrement de nos économies nationales et internationales. Abrutissement. Et celui de foules non-éduquées errant dans le monde et la vie et doublement touchées par le fait qu’elles aussi ont assimilé le rêve de la consommation et tendent les bras sur les trottoirs pour le rejoindre. Comment mourir heureux? Et peut-être que beaucoup d’eux acceptent plus facilement que moi d’être heureux car ils sont capables de l’être sans conditions.
Je ne suis qu’un suisse hyper conditionné.
Et depuis deux ans, date à laquelle j’ai quitté mon pays pour venir m’établir ici avec un grec et une Toyota Yaris pleine à ras bords de mes affaires, depuis deux ans, je n’apprends qu’une chose: à me déconditionner. Et le travail et l’effort n’en finissent pas.
Ce matin j’ai passé un bon moment au marché et sur la petite place St-Georges. J’ai pu y échanger trois fois trois mots avec des maraîchers, c est agréable d être un peu en contact avec des gens. Je fais tout le marché qui est moins étalé que ceux dont j'avais l'habitude jusque-là et j’atterris sur une jolie petite place ronde. Son pourtour est fait de cafés et de petits restos. En son sommet trône une église, St Georges. J'y entre avec mes fruits et légumes sur l’épaule. Orthodoxe, tardive, sombre mais très belle iconographie. Elle me rappelle St-Denis l’Aréopage de Kolonaki. Et on était bien ici dans un quartier chic aussi...
Le quartier est tout à fait grec. Contraste. L’ensemble a du charme et je me réjouis d’en avoir finalement trouvé près de chez moi aussi. Je commande un grand jus de fruits frais mélangés et écrit mes dernières vingt-quatre heures sur une petite terrasse du cercle formé par la place.
Le meltem souffle par petites rafales sur mon toit. Jusqu’à 100km/h dans les îles aujourd’hui, ai-je lu dans les infos. Intranquillité.
Je pense à cette phrase laissée à une de mes amies par sa mère qui vient de quitter ce monde : « j’ai dû apprendre à apprivoiser la solitude, pour en faire une compagne de chevet et de journée».
Dans « L’été grec » de Lacarrière je tombe sur celle-ci : en expliquant le théâtre grec par lequel on célébrait « ...les noces conscientes du tragique et de la raison, l’alliance consentie de la passion et de la réflexion »[*].
J’entends Panagiotis, le physio, me dire « tu es extrême ». Un de mes amis romains me l’a souvent dit aussi.
Les messages.
Mon odyssée. J’écris sur un toit athénien, j’écris dans le vent, et encore un peu, dans la douleur.
[*] Lacarrière J., 1975. L’été grec. Terre Humaine Poche.
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