Les confins de l'orage (récit terrien et îlien)
- Jean-Michel Imhof
- 15 déc. 2020
- 6 min de lecture

De gros orages.
Ilias est sur son île et cueille, cueille des olives. Et souffre aussi, le dos, les mains, monter et descendre à dos de cheval la montagne où se cachent les hectares d’oliviers de son père. Mais quel environnement ! J’envie presque sa peine. Car elle est naturelle. Elle me paraît saine. Vivifiante dans sa douleur. Il dort tôt. Mange la cuisine traditionnelle préparée par sa mère. Et repart au dur labeur en disant « He! les oliviers c’est une peine de s’en occuper, mais au moins je suis dehors, loin de tout, il y a pire comme travail, surtout actuellement ».
Moi je ne ferai pas un autre confinement en ville. Les confinements en béton ça suffit. Et si ce deuxième s’annonce encore plus long que le premier, je ne doute pas qu’un troisième viendra.
Hier soir j’ai longuement marché dans les rues d’Athènes. Les décorations de noël illuminent des rues vides aux enseignes fermées. Celles qui ont survécu jusque-là à la crise économique due à la pandémie sont ornées des traditionnelles guirlandes flashantes électriques, de branches de sapin en plastique et de fausse neige en polystyrène. Les boutiques qui elles n’ont pas survécu, affichent un noir absolu. Elles sont comme des trous dans l’enchainement des bâtiments de la rue. Des trous noirs.
Je passe devant un magasin de pompes funèbres qui a eu l’incroyable idée, un jour, de se nommer : « Must Funeral ». Le double sens est cynique, surtout en pleine pandémie.
On voit de moins en moins de bateaux illuminés comme le veut la tradition grecque de noël. La culture nord-européenne s’est répandue comme une vague sur la tradition locale et la recouvre. De sapins en plastique. Et de neige en polystyrène.
L’orage gronde et la pluie martèle ma terrasse. Il fait si sombre que je ne vois plus mon clavier. Il n’est pourtant que neuf heures, ce matin, un jeudi de décembre 2020.
Et ce temps maussade, plein des forces de l’orage, me rend un peu de confort. De calme, de cocon.
Je vis dans un trouble.
Depuis longtemps.
Mais depuis un an le monde entier vit dans un trouble.
Je pars sur l’île.
Je marche. Je grimpe le sentier qui va vers les oliviers. Je sais qu’une fois arrivé en haut, j’en serrerai un très fort dans mes bras.
La montée me fait transpirer un peu, je sens l’humidité dans mon dos. Mais en respirant fort je sens aussi le froid humide me pénétrer la gorge. Je prends un rythme raisonnable, je ne suis pas en balade, surtout ne pas courir. Ici, il s’agit de tenir.
Derrière moi j’entends les sabots du cheval sur les pierres, balançant ses ballots de gauche et de droite. Je me retourne. Ilias se roule une cigarette tout en avançant lentement devant sa monture, la bride lâche au coude, car le cheval suit, connaît le sentier par cœur, et n’irait nulle part ailleurs de toute façon. C’est sa quatrième montée depuis ce matin. Il en faudra encore une fois autant aujourd’hui.
Je regarde Ilias. Ses traits sont marqués, sa peau habituellement brune est maintenant plus blême. On voit le labeur sur son visage, et dans chacun de ses mouvements : lents, un peu lourds, mais assurés. Comme le sont ceux des montagnards, des paysans des hauteurs. Ilias est un professionnel. Depuis l’enfance.
Je repense à cet homme rencontré sur sa belle Virago à Athènes. Tout bronzé, revenant de la plage dans les rochers sur sa monture, ce jour-là sa moto, et qui m’a embarqué, et m’embarque toujours, jusqu’ici.
Comme j’ai pris un peu d’avance, je m’assieds sur une pierre dans un petit virage du sentier.
On a passé la dernière colline qui nous sépare du flanc de la montagne. Il faudra longer encore un peu ce coteau avant d’arriver sur le plateau aux oliviers. Du coup, d’ici on domine. De gauche et de droite, les monts dépassent de la mer de brouillard qui recouvre la côte et la mer elle-même ce matin. Ils sont à leur tour comme des îlots dépassant des flots. Des flots de brumes. Des îlots sur une île. Mais aujourd’hui l’île a disparu. On ne voit pas le village en bas. On ne voit pas Irini, la mère d’Ilias, que l’on a laissée toute à l’heure sur la petite place, après être redescendus ensemble. Elle est sans doute déjà dans la cuisine de la maison. Comme chaque jour, elle va nous préparer un repas solide pour le soir. Un kokinisto, un kleftiko, du porc - élevé dans leur cour - et dont elle nous grille des steaks, avec des pommes de terre et des tomates qui ont cuit dans un jus et sont toutes imprégnées du goût de l’huile d’olives.
Pendant ce temps, en-haut dans le champ, le père d’Ilias continue à ramasser.
Et nous, nous sommes entre deux. Sur le sentier.
Suspendus sur la brume qui s’étale comme à l’infini en dessous de nous sur une mer qu’on ne sait plus être là.
Ilias sourit en me voyant posé face au vide. Il passe tranquillement devant moi, le cheval toujours derrière lui, ses naseaux soufflant régulièrement juste derrière son épaule, comme une autre manière de se donner la main. Je sais qu’Ilias ne s’arrêtera pas. En passant, il me jette un petit coup d’œil souriant, narquois. Ses yeux sont malins. Il passe et lâche : « hé le Suisse, fatigué ? ». Puis en poursuivant son pas : « Naa, c’est beau hein ? ».
C’est tellement beau. Pur. Presque vierge. Retranché. Loin de l’agitation du monde. Élevé. Un endroit qui est bon pour les âmes. En tout cas pour la mienne.
Je prends une grande respiration, et reprend le chemin, un peu en arrière cette fois, me laissant porter par un doux mélange de fatigue physique, de chaud et de froid, d’humilité et de grandes espérances, de foi profonde, de connexion, et d’incertain, toujours. Cet incertain qui me suit depuis plus de deux ans et qui est là pour me rappeler que la seule chose au monde qui compte, c’est maintenant. Si je ne sais pas profiter de cela, je ne sais rien. Et je n’ai rien. Je suis riche de ce moment, de ce qu’il m’apprend. Le reste appartient à demain, donc ne m’appartient pas. Je le vivrai demain.
Je reprends le pas, lent, l’esprit tranquille. Je suis loin du béton, de la folie des hommes. Je vais cueillir des olives avec Illias jusqu’à en avoir mal aux mains.
C’est surtout lui qui grimpe dans les arbres pour les secouer. Plus souvent qu’à mon tour. Hier soir, alors qu’il sortait de la salle de bain, j’ai vu comment en deux semaines ses bras se sont noués de muscles exacerbés. Ilias a une physionomie sèche, tendue de muscles qui travaillent. Son dos le fait souffrir. Ses mains semblent avoir doublé de volume et gardent cette couleur brunâtre que rend le suc des olives. Si je ne l’avais rencontré dans les murs d’Athènes, je ne douterais pas une seconde qu’il est un paysan d’ici. Il ne dépareille pas. La Virago est pourtant là, dans la cour de la maison, comme un rappel de son autre vie sur le continent. Je revois les chevauchées jusqu’à la mer, quand Ilias me fait découvrir ses coins un peu isolés où il aime aller se baigner.
Ce type est le bon sens incarné. J’ai beaucoup à apprendre de lui. Chaque jour. Il est aujourd’hui l’îlien que je n’ai pas rencontré sur mon île l’hiver dernier. En quelques semaines il est devenu un ami, un frère, un soutien inconditionnel, une découverte de chaque instant. Il m’a emmené dans son monde, dans la vie simple, mais saine, qu’il s’est créée. Dans sa liberté qu’il garde à tout prix.
Il reflète sur le béton de ma vie, sur mon enchaînement à une tâche dépourvue de sens et pénible mais qui doit me faire vivre. Son soleil reflète sur mon béton comme aux plus belles heures d’Athènes. Ce moment où le jour s’achève et où les milliers de façades - telles des tranches d’immeubles découpées, pleines et orientées vers l’ouest - s’illuminent du couchant et donnent à la ville cette teinte chaude et dorée, même en hiver, qui lui sied tant.
Ilias est un être lumineux. Bien sûr il a ses zones d’ombre, ses éclipses, mais c’est principalement de la lumière qu’il renvoie au quotidien.
Je marche dans son pas. Nous sommes presque arrivés. Je vois les oliviers. La brume semble se disperser un peu, se raréfier, on commence à voir par endroit la côte, de l’eau, et quelques maisons, en bas.
Il y a comme un rayon qui semble filtrer et amène une discrète mais perceptible chaleur. Je regarde devant. La lumière devient dorée et, dans l’alignement du sentier, quelques centaines de mètres plus avant, je vois Epifanios, le père d’Ilias. Il lève le bras pour nous faire signe. Je sais qu’il profitera de notre arrivée pour s’arrêter un peu, rouler sa cigarette lui aussi, et relâcher son dos. Pendant ce temps son fils lui rapportera ce qui s’est passé et dit à la coopérative où nous avons, une heure plus tôt peut-être, déchargé les ballots pleins que portaient le cheval.
La prochaine fois, je resterai avec lui, pendant qu’Ilias fera le trajet seul.
Dans le silence de ce plateau d’oliviers. Un silence doré.
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