Triptyque, partie 3
- jmipop
- 6 oct. 2020
- 9 min de lecture
De la transformation

Je fais comme chaque matin mes recherches internet de travail ou d’idées de travail. J’envoie mes habituelles bouteilles à la mer. Et plus je vois de profils, de prestations en ligne - d’enseignement par exemple, plus je sens, encore et encore, que je ne rentre dans aucune case ici.
Mon pays n’a pas de représentations, ni projets, ni sociétés, ni développements ici. Rien. Une ambassade comme il se doit, et c’est tout. Contrairement à la France qui est installée en Grèce depuis environ deux cents ans et a donc son lot d’institutions faisant travailler des concitoyens (Lycée Français, Ecole Française d’Athènes, Institut Français d’Athènes,...). Je ne suis pas engageable en tant que suisse francophone par ces institutions qui n’emploient du personnel qualifié que selon le droit français du travail.
Je lis les profils de professeurs de français sur un réseau internet : ils sont tous très qualifiés. Je suis un touriste, même si j‘ai pratiqué l’enseignement, je n’ai pas d’expérience d’une méthode de français. Les tarifs vont de 10 euros à 60 pour les plus chers.
Je vois à quel point mon parcours, bien qu’académique, ne m’a ouvert aucune porte. Académique mais pas suffisamment. En Suisse non plus d’ailleurs. Travail social, tellement spécifique. Il faut être chercheur, ingénieur et rester en lien avec les universités pour pouvoir se déplacer dans le monde facilement et faire quelque chose d’intéressant. Socratis[*], Grigoris sont des expatriés qui participent au développement scientifique et mènent une vie sur deux pays. Je n’ai pas cette possibilité. Je suis spécialiste des addictions, et encore…, et du travail psycho-social (et non pas purement social au sens de service social et travail assécurologique). Je ne suis spécialiste de rien, et ne peux transposer facilement mes compétences dans une langue étrangère, ni dans un pays où le type de postes que je pourrais occuper sont rares et s’obtiennent surtout sur concours étatique.
Si mon parcours ne me sert à rien ici, que puis-je faire ? La voie du tourisme est morte. J’ai envoyé cinq fois mon dossier à l’organisme qui s’occupe des réfugiés, sans jamais recevoir de réponses.
Je suis ramené à la condition de quelqu’un qui n’a pas fait d’études, qui n’a pas d’expériences. Je n’ai accès qu’à un seul travail : du service-clients en français dans un call center pour de grandes et puissantes multinationales. Le salaire me permettra tout juste de vivre.
Avec le COVID il n’y a même plus d’annonces pour travailler dans les cafés ou les bars.
Et je suis trop isolé sur mon toit, tout seul, pour pouvoir m’infiltrer dans le monde du travail qui ne marche ici que par les contacts. Ma dernière option est, là aussi, le forcing. Écrire, re-écrire, cinq, six fois, à la même boîte, comme je le fais avec la librairie française, le Danish Refugee Council et l’IRC (International Rescue Comitee), qui ne semblent pas non plus vouloir de moi. Les postes qu’ils offrent sont des postes de direction de programme avec longue expérience dans les domaines des ONG et des conflits mondiaux. Pour le reste, ils ne veulent que des volontaires. Je n’entre donc pas dans ces cases non plus. La peine est redoublée du fait qu’aujourd’hui plus aucune de ces organisations mondiales n’est accessible directement. Il faut passer par les méandres sans fin de sites internet, correspondre à un profil et postuler en ligne. Impossible de faire une proposition personnelle. Les filtres sont multiples, et relèvent d’une volonté délibérée d’empêcher toute prise de contact directe, faute de temps de pouvoir traiter les demandes et en raison de leur flux important.
Il faut rentrer dans la case. C’est un gâche-métier pour les inadaptés des cases comme moi.
Je ne peux pas croire que mes compétences ne puissent être utiles quelque part dans le monde de l’aide aux réfugiés avec la crise que nous traversons en ce moment. D’autant que beaucoup parlent le français. Seulement je ne peux pas me permettre d’être volontaire. Et je n’ai pas le profil des postes de cadres qui sont mis en ligne. Donc je n’aiderai pas. Je ne pourrai pas. Faute de pouvoir discuter le coup avec quelqu’un. Ce qui est encore plus paradoxal dans un pays où tout se fait au contact, justement. Je ne trouve pas la porte. Je ne trouve actuellement aucune porte. Sauf celle de la banque, la porte de sortie, mon compte en banque étant bientôt sec.
Je regarde le cas de Qiao, jeune fille chinoise de 25 ans avec qui je mange régulièrement un souvlaki en refaisant un peu le monde… grec. Elle est arrivée ici il y a quatre ans, absolument seule et sans connexion, pour un stage dans une agence de voyage. Son patron et sa femme, non seulement l’ont trouvée très compétente, mais se sont pris d’affection pour elle. Ils l’ont par la suite hébergée quelques mois et lui ont finalement proposé un poste fixe avec perspective de devenir partenaire de la société. Elle a ainsi rencontré ses premiers amis, par ses collègues de travail, puis d’autres par les amis des amis lors de sorties, puis son copain, meilleur ami de son patron. Elle peut cocher « checked » dans la case réseau et intégration. Elle a tiré un fil et toute la bobine a suivi. Ça me fait rêver.
En parlant avec Qiao plus longuement j’apprends qu’elle ne se sent toujours pas intégrée pour autant. Elle connaît des gens, mais a le sentiment qu’elle ne peut pas réellement entrer dans la société grecque. Elle raconte avoir plusieurs fois fait l’expérience de se sentir comme un élément dont on ne sait que faire, qui dérange car trop différent. Elle m’explique qu’il lui a par exemple souvent été quasi impossible d’émettre un avis qui soit différent de celui de ses amis grecs, ceux-ci ponctuant et fermant la discussion sur l’opinion qui est la leur. Elle a donc appris à se taire ou ne rien dire. Je me retrouve tellement dans ces mots. Mais Qiao aime la ville, et aime les Grecs. C’est une jeune femme extrêmement positive. Je lui raconte une discussion que j’ai eue avec mon psy au sujet de la socialisation grecque. Je parlais de cette ambiance tellement vivante et vivifiante des cafés, quand les Grecs se retrouvent en terrasse, ce qu’ils font tout le temps, et passent des heures à bavarder. Je disais à mon thérapeute que cela m’avait toujours énormément attiré. A quoi il rétorqua par un très ironique : « Ok, mais maintenant tu comprends le grec, tu entends donc ce qu’ils disent, tu penses que c’est si intéressant ? ». Certes, non. Mais finalement ce n’est pas l’intérêt de la discussion qui m’attire, c’est la vie quotidienne, la manière, l’attitude, la vivacité, la légèreté, l’enthousiasme qui s’en dégage. C’est une des beautés du tempérament grec.
Qiao m’écouta et le posa ainsi : « Ok, nous on n’arrive pas entrer vraiment dans leur société, mais on est là ! Et on en profite autour de nous, on vit dans cette ambiance quand même ». J’admire son bon sens et la simplicité de sa solution. Les besoins de Qiao sont extrêmement modestes en toute chose, en intégration aussi. Les miens semblent beaucoup plus gourmands.
Je suis arrivé, sans autre connexion que mon copain, j’ai rencontré ses amis. Ce réseau ne s’est ouvert sur rien, car mon copain et ses amis vivent en réseau fermé et étroit, juste entre eux. Et personne dans ce groupe n’a jamais eu la volonté de me faire connaître d’autres personnes, à part peut-être Youli qui pensait avoir des clients intéressés par des cours de français. Je me suis moi-même auto-étouffé et auto-contenu dans ce réseau fermé car je me battais alors pour arriver à gérer, sauver, une vie de couple. J’y ai tout perdu. Ouverture, opportunités, confiance et estime de moi. Un an plus tard, je m’enfuyais sur une île. Un an et demi plus tard, je tente de repartir à zéro à Athènes. Je rencontre Grigoris, il vit à Stockholm. Superbe rencontre, mais raté pour m’aider à m’intégrer et faire des connexions à Athènes. Et je suis pressé, car je n’ai plus d’argent. Et tout cela ne va pas vite, surtout ici. On te parle d’un contact et il faut des mois pour le faire.
Je dois chercher où ? Comment ?
Je croyais que la route s’était tracée toute seule il y a trois ans quand j’ai pris la décision de venir ici. Et ma rencontre avec mon copain était une ouverture de plus, et un message de plus qui me disait « vas-y ! ». Et je suis tombé dans un trou. Sans issue. Avec de hauts murs. Et je n’en fins pas de gratter la terre pour m’en extirper.
Tout est une affaire de rencontres. Un projet comme le mien repose entièrement sur le hasard des rencontres. La chance en gros.
A partir de quel moment faut-il se dire que décidément cette chance ne vient pas et tout arrêter ?
Flâner dans la ville et écrire.
Sans culpabiliser?
Je n’ai bientôt plus de quoi vivre.
Le matin je cherche du travail.
J’envoie mon lot de bouteilles à la mer.
Et je flâne chaque après-midi dans la ville.
A la recherche de mon écriture.
A la recherche d’aventures.
De nouvelles rencontres.
Tout peut se jouer sur un seul de ces instants.
Mais quelle probabilité pour une rencontre à ce point percutante?
Mon kiné aujourd’hui me dit que j’ai changé. Ma statique est meilleure. Je suis plus centré. Et beaucoup plus souple. « Tu ne marches plus du tout comme avant, en te défendant. Tu es plus harmonieux maintenant. Tu as fait une transformation ».
Et je me dis: sera-t-elle suffisante? Certainement pas. Ou plutôt : elle n’est certainement pas achevée. Mais aurais-je le temps de l’achever?
Sur mon chemin, un commerçant chez qui je m’arrête me parle en anglais. Je lui explique ce que je cherche en grec, mais il poursuit en anglais. Je ne lâche pas le grec. Il me comprend parfaitement, mais continue à me répondre en anglais.
Je m’arrête ensuite pour écrire et boire un jus de fruits.
Le serveur me dit: « Tu parles bien le grec, avec un très léger accent mais très juste. D’où tu viens ? ». Après explications, nous parlons un peu de la langue grecque. « Tu verras, ça viendra encore plus avec les années, c’est très dur le Grec. Il faut juste que tu passes du temps ici et parles beaucoup ».
Transformation.
C’est bien cela que j’ai peur de lâcher. J’ai fait tant d’efforts pour arriver à parler seulement un peu. Je vais rentrer et tout sera perdu, immanquablement. Il faudra que je continue la pratique là-bas, mais on sait comment vont ce genre de choses une fois rentré et retrouvé le quotidien du bercail. Et je n’aurai pas les moyens de me payer un prof.
Internet, sur le site des expatriés.
Je reçois deux messages faisant réponse au descriptif que j’ai mis en ligne pour me présenter à la communauté des expatriés en Grèce. L’un est très court est dit seulement:
« Bravo. Très beau parcours de vie. Je vous envie ». La personne qui m’écrit n’est pas encore partie mais elle le souhaite.
L’autre message provient d’un Suisse qui vient de s’établir pour sa retraite en Crète. Il me dit n’avoir pas eu mon courage, et attendu la sécurité de son pécule de retraite pour franchir le pas. Il valorise le fait que je sois allé apprendre le grec à l’uni et aurait aimé faire quelque chose comme cela, plutôt qu’apprendre seul et progresser peu. Il m’écrit pour dire qu’il ne peut m’aider en rien, mais admire ma trajectoire.
Un message vocal de Raoul, qui parcourt le monde depuis deux ans en vivant sur un héritage. Il espère me voir en Grèce en fin d’année. Je lui explique que rien n’est moins sûr vu ma situation désastreuse. Il me fait un vocal alors pour me dire qu’il ne peut rien pour moi, mais qu’il regrette vraiment ce qui m’arrive, à savoir que je peine à survivre alors que j’étais parti pour vivre un rêve.
Et moi je me transforme. Personne ne m’aide ici. Et pourtant je continue à me transformer.
Rester. Ne pas rester. Je ne sais même pas ce que je veux. A chaque instant, une décision différente, en fonction de ce que je vis. C’ est épuisant.
J’arrive juste à articuler la date de fin octobre. Délai ultime, avant lequel, si je n’ai pas gagné d’argent, il faudra décider quelque chose.
Et il y a cette voix qui dit : et s’il fallait juste rester quelques mois de plus, laisser passer l’hiver, et voir arriver le retour prometteur du printemps, peut-être sans COVID… ?
J’aimerais pouvoir développer mon projet gréco-suisse, mais je ne vois aucun mandat arriver et les Suisses ne répondent pas plus à mes appels d’offres que les Grecs.
J’ouvre à tout vent, toutes les possibilités, pour y arriver. Je dois pouvoir y arriver…
Je rêve. A nouveau.
Qu’est-ce que je ne comprends pas?
D’autres y arrivent pourtant.
Moi, pas.
Y a-t-il une possibilité, aussi infime soit-elle, pour que je sois tout près du but ? Ou réellement en train de m’en rapprocher ?
Puisque je me transforme, puisque ça commence à se voir ?
S’agit-il de cette transformation de type lâcher prise, passage obligé à toute personne qui doit s’adapter? Serais-je au cœur de mon processus d’intégration?
Renonçant peu à peu à faire entrer un carré dans un rond, comme semblait le pointer mon psy l’autre jour ?
Jusqu’où doit-elle aller cette transformation?
Jusqu’où est-ce que je peux aller moi-même?
Dans une telle insécurité. Cette insécurité qui réveille les troubles du corps et des humeurs, et me replonge dans un cercle vicieux connu: si je me sens mal, je ne pourrais pas avancer et y arriver. J’ai pourtant l’impression d’avoir un bout enrayé ce cercle. J’ai dit aujourd’hui à mon kiné qui mentionnait la petite hernie discale qui incommode ma jambe droite parfois:
« Avant j’aurais pensé que voilà, je ne peux plus rien faire, c’est fini. Maintenant j’ai appris, que ok je peux faire avec le problème, même s’il me limite, ce que je n’aime pas. Je marche plus lentement et voilà ». Il a répondu, en me pliant en deux sur sa table de traitement : « Tu deviens quelqu’un de normal. Mais je sais…, ça ne te plaît pas… d’être normal ».
Normal. Transformation. Étrange ces deux mots ensemble. C’est donc cela que j’aurai appris ici, à devenir normal? Je marche normalement car mon corps le réclame.
Ca semble fonctionner en effet. Même si j’ai le sentiment de perdre un peu de celui que j’étais. J’ai perdu beaucoup de bouts de moi depuis que je suis ici. Peut-être en retrouverai-je certains? Peut-être que tout n’est pas perdu ?
Aujourd’hui j’ai posté en ligne une image qui dit :
« Look at you! You are tired, but you ain’t giving up ».
[*] Tous les noms sont des noms d’emprunt
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